Abolir l’économie, Abolir l’argent !

source : extraits de « Premières mesures révolutionnaires » de Éric Hazan et Kamo, aux éditons la Fabrique.

4ème de couverture : L’ordre existant, ce scandale permanent et mondial, première mesuresne répond plus à personne, ni de rien. Il a renoncé à tout argument, hormis celui de la force. Aussi, nous ne le critiquerons plus, nous l’attaquerons. Pour attaquer, il faut constituer une force et disposer d’un plan. Ce livre est une proposition de plan pour rendre l’insurrection irréversible, pour que le vieux monde ne puisse plus faire retour, passé le moment où le pouvoir se sera évaporé, où ses débris tournoieront dans le vide. Un plan pour sortir du cycle trop connu des révolutions ratées.
Quant à la force, nous la constituerons en commun, tout en discutant, en amendant ce plan, en en formant un meilleur. Avec tous ceux qui n’en peuvent plus et qui attendent que quelque chose se lève pour nous porter ailleurs. Il faut faire vite : le vent de la révolte parcourt le monde et le domino français ne va pas tarder, comme bien d’autres avant lui, à tomber. Rencontrons-nous. Organisons-nous. Soulevons-nous.

Ci dessous, quelques morceaux choisis, sur « la question de l’argent »…

(…) On souligne peu la grande singularité de notre époque sur la question de l’argent. Jamais l’argent n’a été aussi omniprésent, jamais il n’a été à ce point nécessaire au moindre geste de la vie, et jamais non plus il n’a été aussi dématérialisé, aussi irréel.
(…) L’argent n’est plus une matière palpable, ce n’est même plus un tas dispersé de bouts de papiers, ce n’est plus qu’une somme de bits stockés dans des réseaux informatiques sécurisés. S’agissant des comptes bancaires, l’instauration d’une égalité parfaite est réalisable par quelques clics sur les serveurs centraux des grandes banques d’un pays.
(…) L’habitude d’être renvoyé à son isolement pour ce qui est de « satisfaire ses besoins », l’habitude que tout soit payant dans un monde peuplé d’étrangers aux intentions potentiellement hostiles, ne disparaîtra pas en un jour. On ne sort pas indemne du monde de l’économie. Mais l’angoisse du manque, la défiance généralisée, l’accumulation compulsive et sans objet, le désir mimétique, tout ce qui faisait de vous un « gagnant » dans une société capitalisée ne sera plus que tare grotesque dans le nouvel état des choses.
Que restera t-il de la centralité de l’argent lorsqu’on pourra manger à sa faim dans l’une des cantines gratuites ouvertes par les différents collectifs sur les boulevards, dans les villages et les quartiers, lorsqu’on aura plus de loyer à payer à son propriétaire, lorsque l’électricité comme l’eau et le gaz ne seront plus l’objet de factures mais d’un souci d’en user et d’en produire le plus judicieusement et localement possible, lorsque les livres, les théâtres et les cinémas seront aussi gratuits que les albums de musique ou les films en « peer to peer », lorsque l’obsolescence programmée des marchandises ne nous forcera plus à racheter un mixer tous les six mois et une chaîne hi-fi tous les trois ans ?
L’argent demeurera peut être, si tant est qu’il soit possible, comme le pensent présentement les inventeurs du « bitcoin », de créer une monnaie qui ne soit pas adossée à un ordre étatique, mais il restera aux marges de la vie tant individuelle que collective. Qu’offrirons nous contre du café des ex-zapatistes du Chiapas, le chocolat des communes sénégalaises ou le thé des camarades chinois, bien meilleur que celui auquel les plantations industrielles et empoisonnées du capitalisme nous avaient accoutumés ? Existe t-il des rapports où l’étrangeté des êtres qui caractérise les rapports marchands est goûtée en tant que telle et exige donc une forme ou une autre de monnaie ? Telles sont les quelques unes des questions autour desquelles il faudra réfléchir et expérimenter.
Une chose reste néanmoins certaine : le besoin de posséder pour soi les choses diminue à mesure qu’elles deviennent parfaitement et simplement accessibles. Plutôt que d’imaginer une somme de richesses fixes à se partager selon les règles bien connue de la plus grande convoitise, de reprendre le fantasme bourgeois où tout le 9-3 viendrait squatter les immeubles du 16ème arrondissement, mieux vaut penser ce qui se passerait si l’on donnait aux maçons, aux couvreurs, aux peintres du 9-3 les moyens de bâtir à leur façon, en suivant les désirs des habitants. En quelques années, la discussion entre voisins remplaçant l’hypocrite code de l’urbanisme, le 9-3 serait un chef d’oeuvre architectural que l’on viendrait visiter de partout, comme il en est du Palais du facteur Cheval. Il n’y a que les bourgeois pour croire que tout le monde leur envie ce qu’ils ont. Tout l’attrait de ce que peut acheter l’argent de nos jours vient de ce qu’on l’a rendu inaccessible à presque tous, et non du fait d’être en soi désirable.
Réglons ici son compte à une fausse bonne idée qui hante depuis quarante ans les milieux libéraux puis gauchistes : celle du revenu universel garanti, aussi nommé « dotation inconditionnelle d’autonomie ». Les partisans de cette « utopie réaliste », comme ils l’appellent, ne manquent jamais une occasion de présenter toute la faisabilité économique, dès à présent, de leur « révolution ». Ainsi, pour les disciples de Toni Negri, un tel revenu, déconnecté de tout travail, instaurerait dès maintenant une créativité inouïe, au sein de la nouvelle économie de la connaissance qui n’attend que cela pour permettre à chaque citoyen d’être aussi productif et de vivre aussi bien qu’un employé de Google. Les coûts et les bénéfices en sont d’ores et déjà chiffrés, et tout plaide, disent-ils, en sa faveur. Tant et si bien que qu’il n’y aurait même pas besoin d’insurrection, de soulèvement, de désordre pour mettre en place cette révolution : il suffirait d’instaurer le revenu universel garanti, et l’on s’épargnerait les faux frais de ministères brûlés, de commissariats vandalisés, de flics blessés. Il n’y aurait même pas besoin de rompre avec le capitalisme : il suffirait de suivre sa logique jusqu’au bout, et l’on aboutirait au communisme, comme chacun sait.
On peut se fatiguer à arguer qu’un tel revenu est irréaliste, que les pays qui l’instaureraient en premier se devraient aussi d’être des États policiers capables de recenser exactement qui vit dans chaque maison de leur territoire. Voilà une mesure qui ne peut donc être appliquée avant la dictature mondiale du prolétariat, laquelle ne devrait pas arriver tout de suite.
En fait, le revenu garanti prétend faire la révolution mondiale qui doit déjà avoir eu lieu pour qu’il soit possible. Il maintient cela même que le processus révolutionnaire doit abolir : la centralité de l’argent pour vivre, l’individualisation du revenu, l’isolement de chacun face à ses besoins, l’absence de vie commune. Le but de la révolution est de renvoyer l’argent aux marges, d’abolir l’économie ; le tort du revenu garanti est d’en préserver toutes les catégories.
Nous ne disons pas qu’il serait aberrant, dans l’urgence des premiers mois suivant l’insurrection, de verser un encore à chacun une somme prélevée sur les comptes des riches ou des multinationales. Cela permettrait de laisser le temps à la vie de se réorganiser sans que pèsent sur cette réorganisation le manque provisoire des structures permettant de vivre sans argent.
(…) Cette façon de voir va à l’encontre de ce qu’on enseigne d’ordinaire sous le nom d’économie.
(…) Même si ce qu’elle prône sous les noms de « croissance », « développement », « compétitivité », ou « sortie de crise », ne peut se traduire que par une désolation, une misère et une dévastation accrue, l’économie, donc, est parvenue à s’imposer universellement comme la science des besoins, la science de la réalité, la science réaliste par excellence. Même ceux qui critiquent le capitalisme portent souvent le projet d’une « autre économie », on trouve même en librairie un manifeste visant à « changer d’économie ». Ils croient que sous le dévoiement capitaliste se cacherait un système de besoin peu ou prou naturel que l’on pourrait satisfaire en assignant aux moyens de production actuels une finalité enfin humaine, en les mettant au service de tous. Ils pensent qu’il y aurait quelque part une « économie réelle » à sauver des tentacules de la finance. C’est l’un des mérites du récent scandale de la « viande de cheval » que d’avoir révélé aux yeux de tous que la finance ne planait pas au dessus d’une économie par ailleurs saine et artisanale, mais qu’elle en formait le cœur ordinaire, quotidien.
Il suffit de relire l’Économique de Xénophon pour comprendre de quoi il retourne dans l’économie. Ce dialogue traite de la meilleure façon pour un maître de gérer son domaine. Comment faire pour faire en sorte que les esclaves travaillent mieux et produisent le plus de richesse sous la férule de l’épouse intendante ? Comment faire en sorte que l’épouse gère les esclaves avec le plus de diligence et d’efficacité ? Comment faire en sorte que le maître ait le moins de temps à passer dans son domaine et que son domaine lui procure le plus de puissance matérielle, de richesse ? Ou encore : comment organiser l’asservissement économique de la maisonnée afin de contrôler au mieux la servitude de ses gens ?
On notera au passage que le terme « contrôler » tire son étymologie de la technique comptable médiévale consistant à vérifier chaque compte sur un compte-rouleau. Quand naît l’économie, au 17ème siècle, elle montre d’emblée le souci de faire en sorte que la « libre activité » des sujets assure une maximum de puissance matérielle au souverain. Science de la richesse des souverains puis des nations, l’économie est donc essentiellement science du contrôle des esclaves, science de l’asservissement. C’est pourquoi son outil principal est la mesure, dont la valeur marchande n’est que le moyen. Il faut mesurer pour contrôler, parce que le maître doit pouvoir s’adonner tout entier à la politique. Depuis ses origines, l’économie organise la servitude de telle manière que la production des esclaves soit mesurable. Si le fordisme s’est un temps universalisé, c’est parce qu’il permettait non seulement de produire plus mais aussi de mesurer dans ses moindres détails l’activité des ouvriers. L’extension de l »économie est en ce sens identique à l’extension de la sphère du mesurable, qui est elle même identique à l’extension du capitalisme. Ceux qui dénoncent la diffusion quasi universelle des pratiques d’évaluation jusque dans les recoins les plus insoupçonnés des conduites humaines témoignent de la pénétration du capitalisme dans nos vies, nos corps, dans nos âmes.
L’économie traite en effet des besoins : de ceux des dominants, c’est à dire de leur besoin de contrôle. Il n’existe pas une économie réelle qui serait victime du capitalisme financier mais seulement un mode d’organisation politique de la servitude. Sa prise sur le monde passe par sa capacité de tout mesurer grâce à la diffusion planétaire de toutes sortes de dispositifs numériques (ordinateurs, capteurs, i-Phones, etc.) qui sont immédiatement des dispositifs de contrôle.
L’abolition du capitalisme, c’est donc l’abolition de l’économie, la fin de la mesure, de l’impérialisme de la mesure.

2 réflexions sur « Abolir l’économie, Abolir l’argent ! »

  1. Source : http://editions-libertaires.org/?p=513
    Et si le système bancaire et boursier se grippait au point de rendre l’outil monétaire inopérant ? Le monde s’écroulerait-il sans la clef de voûte de l’argent ? L’auteur imagine une hyperinflation mondialisée qui contraint brutalement la société à se réorganiser, pour survivre sans euros, sans dollars, sans yens sonnants et trébuchants !
    Un immeuble d’une ville de province sert de cadre à cette hypothèse.
    Il est occupé par un notaire, un menuisier, une institutrice, un escroc notoire, un commissaire de police etc., chacun vivant la crise à sa manière, comme un drame ou une opportunité, avec espoir ou angoisse.
    Ce qui est sûr, c’est qu’aucun aspect de la vie quotidienne n’avait échappé à l’empreinte de l’argent, de la financiarisation, de la marchandisation et qu’il faut tout réinventer, changer de paradigmes.
    Ce que les intellectuels, les révolutionnaires, les contestataires de tous bords n’avaient jamais pu susciter, la nécessité va y contraindre.
    Le coeur du système étant atteint, c’est le dos au mur et dans l’urgence que l’homme doit imaginer d’autres modes de fonctionnements possibles.
    Fable philosophique, fiction politique, vision prémonitoire ? C’est en tous les cas, un exercice pratique et concret, une vivante projection imaginaire, bien loin de toutes les idéologies dominantes et de tous les impératifs économiques qui nous gouvernent…

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